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« Pour une Suisse romande où il fait bon respirer »


Comment Philip Morris a tenté de dissuader une entreprise suisse de protéger ses employés contre la fumée passive

OxyRomandie, le 1er août 2005 - En 1998, les principales compagnies de tabac des USA ont été contraintes par la justice américaine de rendre publics et de mettre sur Internet leurs documents internes, dont beaucoup étaient auparavant classés top secret ou confidentiels. La plupart de ces documents sont accessibles sur Internet. Ils constituent une mine d’informations très précieuses pour tous ceux qui veulent en savoir plus sur les agissements, les stratégies et les modes de penser des transnationales du tabac. Ces archives contiennent des documents saisis sur sol américain, mais aussi des documents émanant de filiales hors USA. De nombreux documents viennent de Suisse, pays dans lequel l'une des grandes transnationales cigarettières, Philip Morris, a établi le siège de ses opérations internationales. On peut trouver ces documents sur le site des documents internes de Philip Morris www.pmdocs.com.

Nous avons retrouvé sur ce site quelques documents qui illustrent comment Philip Morris a essayé d'influencer la compagnie DuPont de Nemours International S.A. (DISA), dont le siège est à Genève, pour que celle-ci revienne sur son intention d'instaurer dans tous ses locaux une politique de protection des employés contre la fumée passive, en rendant ces locaux 100% sans fumée.

Le premier document est ce qui apparaît comme un fragment d'une circulaire interne de la société DuPont de Nemours International S.A. adressée le 7 juillet 1994 à ses employés pour leur annoncer que l'entreprise deviendra 100% sans fumée à partir du 1er juillet 1995 et les inviter à un programme d'aide à l'arrêt tabagique. Un autre document (voir plus bas) nous indique que cette note a été transmise à Philip Morris par le canal de relations personnelles non spécifiées.

Identification du document2046543467A/3468
Date du document7 juillet 1994
Type de documentFax
LangueFrançais

DuPont, engagée et soucieuse d'offrir un environnement professionnel sans danger et sain à ses employés, a été amenée à considérer l'évidence médicale informant du danger que représente le tabac pour toutes les personnes exposées à la fumée. [...]

L'évidence des effets nocifs du tabac sur la santé des fumeurs et des non-fumeurs continue d'augmenter, en conséquence, les attitudes publiques changent. La proportion des non-fumeurs augmente et la tendance politique est de supprimer la fumée dans les lieux publics.

Pour toutes ces raisons, le moment est opportun de réaffirmer notre engagement pour un environnement sain et sans fumée dans tous les lieux professionnels de Suisse. A PARTIR du 1er JUILLET 1995, fumer sera interdit dans tous les lieux dont la compagnie est propriétaire ou locataire, lieux d'opérations et d'affaires, y compris les bureaux privés et lieux fermés.

Nous comprenons que certains employés puissent continuer de fumer malgré cette nouvelle procédure, et nous respectons les droits de ceux qui ne peuvent pas ou qui choisissent délibérément de ne pas s'arrêter de fumer.

Un programme spontané « SMOKING LIBERATION », spécifique pour aider les fumeurs à se libérer de la fumée, commencera en septembre.[...]

Nous voyons qu'en 1994, la société DuPont de Nemours était bien renseignée sur l'état de la connaissance scientifique concernant la nocivité de l'exposition à la fumée passive. Elle adoptait en conséquence, et avec résolution, une politique très responsable de protection de la santé de son personnel.

Etant donné le prestige de DuPont de Nemours, on peut supposer que Philip Morris n'ait pas vu d'un très bon oeil cette politique de lieux de travail sans fumée, qui pouvait servir d'exemple et risquer de faire tache d'huile.

En fait, Philip Morris prend cette « menace » très au sérieux. Elle est même traitée à un niveau élevé dans la hiérarchie de la transnationale et fait l'objet d'un long fax envoyé le 28 juillet 1994 par Ulrich Crettaz, le directeur des relations et des affaires publiques de Philip Morris Suisse S.A., à Matthew Winokur, le Director of Corporate Scientific Affairs, un membre de la direction de Philip Morris au niveau international. Ce fax est constitué de plusieurs documents, dont la première page résume clairement les intentions de Philip Morris :

Identification du document2046543611
Date du document28 juillet 1994
Type de documentFax
LangueAnglais (traduction libre OxyRomandie)

Cher Matt,

Nous avons appris, par le canal de relations personnelles [...], que DISA a décidé de mettre en place une nouvelle politique concernant la fumée, qui doit entrer en vigueur le 1er juillet 1995 (Voir ci-joint une circulaire adressée par DISA à tous ses employés, datée du 7 juillet 1994).

Nous, à PM S.A., voudrions suggérer que l'association suisse des fabricants de cigarettes réagisse à cette décision, avec les trois objectifs suivants :

  1. de ramener la décision de DISA concernant ses "sites suisses" à une politique d'accommodation [des fumeurs et des non-fumeurs] plus standard;
  2. d'influencer la politique de DISA concernant la fumée pour les autres marchés supervisés depuis le siège genevois de DISA;
  3. de faire passer un "message suisse/européen" au siège américain à Wilmington, DE 19898.

Je te remercie d'avance de bien prendre note et de nous donner ton avis

  • au sujet de l'action proposée;
  • au sujet du contenu de notre projet de lettre, qui sera soumis à l'association suisse des fabricants de cigarettes pour signature et envoi.

Cordialement,

Ulrich

Philip Morris ne désire pas seulement infléchir la décision suisse de DISA : son intention est d'exercer une influence sur la politique mondiale de DuPont de Nemours. Mais, on ne sait pas pour quelle raison, la transnationale du tabac ne semble pas vouloir s'impliquer ouvertement dans cette opération : elle la délègue à l'association suisse des fabricants de cigarettes, la Communauté de l'industrie suisse de la cigarette (CISC), dont elle est l'un des membres. C'est le président de la CISC, le Dr Edgar Oehler, conseiller national à ses heures, qui est chargé d'envoyer la missive.

Le document suivant est l'une des pièces jointes au fax de Crettaz à Winokur. C'est en fait le projet de lettre, projet déjà très élaboré sauf pour un paragraphe qui doit être complété avec les résultats d'une enquête sur la préférence des travailleurs suisses concernant la cohabitation fumeurs/non-fumeurs dans l'entreprise. Le contenu de cette lettre, dont on peut supposer qu'elle a été envoyée sans changement majeur à DuPont de Nemours, est tout à fait édifiant :

Identification du document2046543612/3614
Date du document28 juillet 1994
Type de documentFax
LangueAnglais (traduction libre OxyRomandie)

Messieurs,

Nous avons appris que votre compagnie a récemment pris l'engagement de mettre en place une politique concernant la fumée de tabac avec pour conséquence pratique de promouvoir un environnement totalement sans fumée sur tous vos sites suisses.

Nous ne remettons nullement en cause votre droit d'appliquer une telle politique par rapport à la législation suisse. Cependant nous aimerions saisir cette occasion pour vous faire part de quelques considérations élémentaires concernant la question de la fumée de tabac sur le lieu de travail. Ceci pourrait vous aider à reconsidérer votre décision de telle sorte que le principe de la coexistence entre les fumeurs et les non-fumeurs puisse prévaloir aussi dans le futur, en tenant compte des préférences individuelles, des exigences du travail, de la culture locale et des lois applicables.

  1. Fumée de tabac dans l'air ambiant : science ou politique?
    • Il se peut que l'un des facteurs cruciaux qui ont amené votre compagnie à décider d'imposer une politique d'environnement de travail totalement sans fumée sur vos sites est la déclaration très répandue sur la fumée passive et ses prétendus effets sur la santé. Nous croyons fermement que ces allégations ne peuvent pas être confirmées par les données scientifiques, ainsi que des groupes de personnes hostiles au tabac essaient de le faire.
    • L'utilisation abusive de la science et des démarches scientifiques pour atteindre des buts politiques fixés à l'avance a été l'une des tendances les plus inquiétantes de ces dernières années. Dans le cas de la FTE (fumée de tabac environnementale) et de ses prétendus effets sur la santé, la science a souvent été ignorée dans la poursuite de buts politiques. Un exemple représentatif d'une telle manipulation est fourni par la façon dont l'Environmental Protection Agency (EPA) aux USA a préparé et publié son évaluation des risques associés à l'exposition à la fumée de tabac dans l'environnement. Une évaluation qui est le plus souvent utilisée aujourd'hui comme un prétexte pour des interdictions de fumer draconiennes dans les lieux publics et sur le sites de travail.
    • [...]
  2. Peut-on s'accommoder de la fumée?

    Si les interdiction de fumer dans le lieu de travail ne peuvent pas être justifiées, comme nous le croyons fermement, par des prétendus effets de la FTE sur la santé, nous reconnaissons, cependant, que certains individus sont préoccupés par l'exposition à la fumée de tabac sur leur lieu de travail. Pour répondre à ces préoccupations, les employeurs disposent d'une panoplie d'options techniques et organisationnelles qui peuvent accommoder aussi bien les employés qui désirent fumer et ceux qui désirent minimiser leur exposition à la fumée. Les occupants de bâtiments disposant de ventilation adéquate se plaignent rarement de la qualité de l'air et de la fumée.

  3. La législation suisse concernant la fumée de tabac sur le lieu de travail
    • La nouvelle Ordonnance 3 de la Loi sur le travail, qui est entrée en vigueur le 1er octobre 1993, contient dans son Article 19 une directive sur la protection des travailleurs non-fumeurs dont le texte est le suivant: "L'employeur doit veiller, dans le cadre des possibilités de l'exploitation, à ce que les travailleurs non-fumeurs ne soient pas incommodés par la fumée d'autres personnes."
    • Avec cette règle, le législateur affirme deux principes : un, que la fumée est considérée comme une source d'incommodité pour certains non-fumeurs, et deux, que l'interdiction totale de fumée n'est pas l'objectif de la loi.
    • L'Article 19 doit être considéré et appliqué dans le contexte des articles 16 et 17 de l'Ordonnance 3 de Loi sur le travail, qui énoncent l'obligation de l'employeur que toutes les pièces et les locaux intérieurs doivent être, en fonction de leur utilisation, suffisamment ventilés par des moyens techniques ou naturels.
    • Dans l'ensemble, la Loi suisse sur le travail est largement déterminée dans un esprit de tolérance et de courtoisie, et en particulier dans un esprit de recherche de solutions de sens commun, obtenues et adoptées collectivement. La même approche est soutenue par la Fédération suisse des employeurs, en particulier en ce qui concerne la coexistence des fumeurs et des non-fumeurs sur le lieu de travail.
  4. L'opinion du public suisse et des travailleurs

    (Le contenu de ce chapitre sera de communiquer les résultats du sondage suisse de 1994 sur les préférences des travailleurs pour l'accommodation des fumeurs et des non-fumeurs.)

Signature

Cette lettre illustre les techniques utilisées par l'industrie du tabac pour contrer la science médicale, qui avait, dès le début des années 80, mis en évidence la nocivité de la fumée passive, avec pour corollaire la nécessité de protéger les personnes contre l'exposition à ce toxique. La première technique, à laquelle les cigarettiers ont eu recours de façon systématique depuis le début, et jusqu'à ce jour, est naturellement le déni pur et simple : « Nous croyons fermement que ces allégations ne peuvent pas être confirmées par des données scientifiques ». En fait, Philip Morris connaissait mieux que quiconque au monde cette nocivité, ayant conduit en secret dans ses laboratoires des expériences biologiques qui ont mis en évidence de façon incontestable la haute toxicité de la fumée « secondaire » respirée par le fumeur passif (voir l'article du Lancet The whole truth and nothing but the truth? The research that Philip Morris did not want you to see).

Deuxième technique : une tentative de marginalisation et de déconsidération des professionnels et des services de la santé publique, qui sont décrits comme « des groupes de personnes hostiles à la fumée de tabac ». Quels étaient ces groupes hostiles (on pense même « groupuscules »)? Ni plus, ni moins que de prestigieuses institutions gouvernementales, comme l'Environmental Protection Agency (EPA) ou le Surgeon General (responsable fédéral de la santé publique américaine) aux USA, ou internationales comme le Centre International de Recherche sur le Cancer (CIRC) ou l'Organisation Mondiale de la Santé (OMS). Sans compter de très grandes organisations non gouvernementales, comme l'American Cancer Society ou la British Medical Associations, et de très nombreux chercheurs indépendants dans des universités de renom.

Troisième technique : invoquer un complot contre l'industrie du tabac à des fins politiques. Certains de ses ennemis, non identifés, utiliseraient la science de façon abusive « pour atteindre des buts politiques fixés à l'avance », et n'hésiteraient pas à ignorer ou à manipuler les résultats scientifiques. La suite des événements, et notamment la publications des documents secrets des cigarettiers américains, va révéler une toute autre face des choses. En fait, Philip Morris effectue dans cette lettre une formidable projection sur un adversaire indéfini de son propre comportement. C'est en effet elle et ses comparses de l'industrie du tabac qui ont systématiquement détourné la science, manipulé les résultats, dissimulé des recherches compromettantes, allant jusqu'à soudoyer des professeurs d'université pour qu'ils produisent des résultats favorables à leurs intérêts commerciaux (voir l'Affaire Rylander). Il y a donc une formidable arrogance de la part de la multinationale à invoquer la manipulation de la science. C'est aussi l'indication qu'en 1994, elle croyait bénéficier d'une impunité sans faille, que ses formidables moyens financiers et ses hordes d'avocats lui avaient assurée jusque là. Elle a dû déchanter peu de temps après, lorsqu'aux USA les premières condamnations commençèrent à tomber.

L'industrie du tabac, Philip Morris en tête, s'est acharnée contre l'EPA lorsque cette agence a proposé, au début des années 90, de classifier la fumée passive dans la catégorie des substances cancérigènes. L'agence gouvernementale a été accusée de fraude scientifique et a été traînée devant les tribunaux par les cigarettiers américains. Toutes les allégations de l'industrie ont été finalement, et après une longue procédure, repoussées par la justice comme étant « sans objet », mais ce harcèlement judiciaire a permis aux cigarettiers de créer la confusion et de retarder les décisions en matière de protection des personnes contre la fumée passive. (Voir plus bas notre encadré) La lettre ci-dessus montre comment Philip Morris a exploité cette affaire avec l'EPA pour tenter de bloquer des décisions de santé publique dans d'autres pays.

Philip Morris avance, comme on peut s'y attendre, la ventilation comme une solution à la cohabitation dans un même espace entre fumeurs et non-fumeurs. La compagnie a beaucoup investi dans la ventilation et tout ce qui peut contribuer à la qualité de l'air ambiant, tout en évitant soigneusement de mettre en cause la pollution principale de celui-ci, à savoir celle due à sa contamination par la fumée de tabac. Mais là encore, force est de constater que ces efforts ont échoué. On pouvait récemment lire sur le site Internet de Philip Morris USA la déclaration suivante: « Bien qu'il n'ait pas été démontré que la ventilation peut résoudre les problèmes de santé associés à la fumée passive, elle peut améliorer la qualité de l'air d'un établissement. » Les recherches scientifiques sur la ventilation ont en effet prouvé que celle-ci ne suffisait pas pour protéger les personnes contre les effets toxiques de la fumée passive. Pour atteindre des niveaux de qualité de l'air qui soient acceptables, il faudrait des taux de renouvellement de l'air comparables à ceux obtenus dans une soufflerie.

Philip Morris offre ensuite son interprétation très particulière de l'article 19 de l'Ordonnance 3 de la Loi sur le travail (OLT3). Depuis lors, la directive du SECO a clarifié l'application de cet article, qui est loin d'être idéal, mais qui n'est pas opposé à l'interdiction complète de fumer, comme le prétend Philip Morris. La directive du SECO précise en effet que « si les installations, les bâtiments ou les locaux de travail ne permettent pas de créer des postes de travail séparés ou si une entente entre fumeurs et non-fumeurs n'est pas trouvée, l'interdiction de fumer doit être instaurée à la demande des travailleurs non-fumeurs concernés. ». Elle donne clairement la prépondérance à la santé des travailleurs sur la liberté de fumer.

Finalement, la lettre se réfère aux résultats d'un sondage suisse sur les préférences des travailleurs pour l'accommodation des fumeurs et des non-fumeurs au sein de l'entreprise. Philip Morris possédait les résultats d'un pré-test de ce sondage (pourquoi un pré-test? pour s'assurer de ne pas être surpris par de « mauvais » résultats?). On constate l'aspect fortement inducteur des questions. En effet, qui pourrait s'opposer à « un accord satisfaisant aussi bien pour les fumeurs que les non-fumeurs ». Pas surprenant donc que cette réponse reçoive 57% des suffrages. Malgré cela, 42% des non-fumeurs indiquent leur préférence pour une « interdiction pure et simple de fumer ». Dans leur ensemble, les résultats correspondent à ce que souhaitait Philip Morris, ainsi que l'atteste une note interne dans laquelle Matthew Winokur explique à un collègue l'utilité de tels sondages pour la compagnie :

Identification du document2025838611
Date du document25 mai 1994
Type de documentFax
LangueAnglais (traduction libre OxyRomandie)

Cher Armando,

Ainsi que Jan te l'as peut-être dit, j'ai offert de t'envoyer les résultats d'un sondage sur les attitudes concernant la fumée sur le lieu de travail réalisé en Suisse. Tu trouveras ci-joint les résultats de cette étude [...]. J'ai aussi inclus les résultats du pré-test d'une nouvelle étude en cours.

Le sondage a été très efficace pour nous aider à persuader le secteur de l'emploi de s'opposer à l'intrusion du gouvernement sur la place de travail. L'approche utilisant des sondages nous aide aussi à « politiser » le débat, en démontrant une opposition de la base contre les interventions gouvernementales. Cela fournit un soutien pour les types de libre marché et oblige les régulateurs à penser deux fois avant d'intervenir.

S'il y a une leçon à retenir de nos initiatives en Europe, c'est que l'utilisation de sondages pour démontrer la résistance du public contre des restrictions non nécessaires est beaucoup plus efficace qu'un débat scientifique.[...]

Avec mes plus cordiales salutations,

Et dire que Philip Morris accuse, dans la lettre à DISA, les milieux de la santé publique de vouloir politiser le débat!

DuPont de Nemours ne sera pas dupe et rejettera platement la tentative d'influence du cigarettier. Nous n'avons pas la copie de la lettre finalement envoyée à DISA par la CISC. Nous disposons cependant de la réponse adressée par le Managing Director de DuPont de Nemours International S.A. à Edgar Oehler :

Identification du document2046543546
Date du document26 août 1994
Type de documentLettre
LangueAnglais (traduction libre OxyRomandie)

Monsieur,

Nous avons bien reçu votre lettre du 19 août 1994. Nous prenons note de vos commentaires concernant la législation suisse, dont nous avons, bien évidemment, pleinement connaissance. En fait, votre interprétation de la loi est plutôt bizarre dans la mesure où la loi a plus pour but de décourager le tabagisme que de l'encourager.

Dans une enquête que nous avons réalisée auprès de nos employés il y a 3 ans, il est apparu que 86% d'entre eux ne fumaient pas et ils ont exprimé ouvertement vouloir travailler dans un environnement sans fumée, parce que la fumée passive les incommode et parce qu'ils considèrent la fumée active et passive comme un danger pour la santé. Entre temps, de nombreux autres employés ont arrêté et il ne reste que peu d'entre eux qui continuent de fumer.

Nous sommes aussi en faveur d'appliquer la tolérance, mais avec un soutien aussi puissant de nos employés, nous ne violons pas ce principe, bien au contraire.

Dans ces circonstances, nous ne considérons pas qu'une réunion avec vous sur ce sujet puisse être d'une quelconque utilité.

Très sincèrement vôtre,

Mark G. SCHRIBER
MANAGING DIRECTOR

Cette réponse est remarquable. Elle témoigne de la grande détermination de la direction de DuPont de Nemours dans son souci de donner la priorité à la santé de son personnel. Elle montre aussi que cette direction ne se laisse pas intimider par la lettre du conseiller national et président des cigarettiers suisses, mais affirme ses principes sans détour (même si les cigarettiers sont par ailleurs des clients importants de DuPont de Nemours pour certains produits).

Dans cet exemple, Philip Morris a tenté d'influencer une grande multinationale et a essayé de la dissuader de protéger ses travailleurs contre l'exposition à la fumée de tabac. Elle a - heureusement - essuyé un cinglant échec. Cette tentative n'en reste pas moins inquiétante, et il est fort probable qu'elle ne soit pas un fait isolé. Est-ce que les directions d'autres entreprises suisses soumises à des pressions similaires auront toutes eu la lucidité et le courage de celle de DuPont de Nemours ? Il est permis d'en douter.


 

Les attaques de l'industrie du tabac contre l'EPA

En 1993, l'Agence de Protection de l'Environnement des USA, en bref l'EPA (Environmental Protection Agency), publiait un rapport faisant état d'une vaste étude passant en revue l'état de la connaissance sur la fumée de tabac environnementale (FTE). Elle arrivait à la conclusion que la fumée passive provoquait le cancer du poumon chez les non-fumeurs. En conséquence, elle classifiait la FTE dans le Groupe A des substance cancérogènes, c'est-à-dire parmi celles qui sont reconnues les plus dangereuses.

Cette étude s'attira les foudres de l'industrie du tabac. Les cigarettiers américains ont commencé par submerger l'EPA sous une masse gigantesque de commentaires niant ses observations et critiquant ses méthodes. Ils mobilisèrent pour cela tous leurs « scientifiques indépendants » (dont un certain Ragnar Rylander). Ces manoeuvres ne parvinrent cependant pas à stopper la publication du rapport.

L'industrie lança ensuite une vaste offensive judiciaire contre l'EPA, l'accusant de fraude scientifique et d'incompétence. Par des manoeuvres procédurières et à l'aide d'un juge qui avait été auparavant un lobbyiste des cultivateurs de tabac, l'industrie parvint à bloquer la décision de l'EPA. L'EPA déposa immédiatement un recours. L'affaire mis beaucoup de temps avant d'être jugée, car ce n'est qu'en janvier 2003 que la justice américaine devait débouter l'industrie du tabac, jugeant sa cause sans objet.

Le harcèlement de l'EPA par l'industrie du tabac n'empêcha pas un autre département gouvernemental, le Department of Health and Human Services (DHHS) d'inclure dans son 9th Report on Carcinogens, publié en janvier 2001, la fumée de tabac environnementale dans la catégorie supérieure des substances connues comme cancérogènes. Cette liste restreinte comporte les quarante substances cancérogènes les plus nocives. L'industrie du tabac essaya en vain d'empêcher cette classification de la FTE, en inondant le DHHS de commentaires et contre-rapports. Elle ne lui fit par contre pas obstacle une fois qu'elle fut prononcée.

Le rapport du DHHS décrit la fumée passive comme suit : « La fumée de tabac environnementale (FTE) est reconnue comme étant cancérogène pour l'homme sur la base de preuves suffisantes établies par des études sur l'homme qui indiquent une relation de cause à effet entre l'exposition à la fumée passive et le cancer du poumon. [...] Des études démontrent aussi une association entre la FTE et le cancer du sinus nasal. »

En juin 2002, la Centre international de recherche sur le cancer (CIRC), qui est rattaché à l'OMS et est la plus haute autorité mondiale en matière de recherche sur le cancer, arrivait à la conclusion officielle que « l'exposition involontaire à la fumée de tabac provoque le cancer du poumon », précisant que « Les non-fumeurs sont exposés aux mêmes cancérogènes que les fumeurs actifs. Il a été montré que les niveaux types d'une exposition involontaire provoquaient le cancer du poumon chez des individus n'ayant jamais fumé. ». En vertu de quoi, le CIRC classait la fumée de tabac dans l'air ambiant dans le Groupe 1 des substances cancérogènes (qui rejoignait ainsi, entre autres, l'amiante, l'arsenic, le gaz moutarde et le radon).

Les attaques de l'industrie du tabac contre les travaux de l'EPA n'ont donc pas abouti à inverser les résultats scientifique concernant la toxicité de la fumée passive, mais elles ont réussi à créer la confusion et la controverse et à retarder les décisions des responsables de santé publique pour la protection des personnes - en causant au passage de très nombreuses maladies et morts qui auraient pu être évitées si les mesures avaient été prises à temps.
 


(Dossier 05-023 - 2005-08-01)



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